DES HOTTENTOTES

 

 

1
Une figure de singe

Le grand poisson avait été grossièrement recousu avec une ficelle cirée noire. Les points de surjet, lâches, dessinaient sur son ventre le sourire d’une poupée de chiffon démente. Les deux moitiés de grosseur différente, ne pouvant fusionner, laissaient apparaître la chair, d’un blanc noirâtre, de la partie intérieure plus large.

Sa longue tête conique, sa mâchoire inférieure proéminente et sa forte denture classaient visiblement ce poisson hybride dans la famille des Sphyraenidae, celle des barracudas. Mais la partie arrière était moins identifiable, bien qu’une conjecture nourrie d’études très supérieures (Lausanne, Zurich, Heidelberg, Munich, Vienne ou Paris) l’aurait situé dans la famille des Acipenseridae, les esturgeons. Un fait, cependant, était incontestable : la queue avait été recousue de telle manière que la nageoire ventrale était maintenant dans une position dorsale impossible.

Le monstrueux assemblage, avec ses yeux vitreux et ce pâle sérum qui suintait lentement de la couture, reposait sur un morceau de toile mouillé, aux bords déchirés et à l’unique attache en cuivre. La toile s’étalait sur les genoux d’un homme assis.

Louis Agassiz.

Savant d’origine suisse, expert en paléologie, ichtyologie et zoologie, docteur en médecine, conférencier, théoricien et vulgarisateur d’une théorie de l’Eiszeit, naturaliste lauréat (en jargon journalistique) pour l’Amérique, sa patrie d’adoption, Agassiz venait d’avoir quarante ans. Grand et vigoureux, bien qu’un peu ventru, il portait un pantalon, un gilet et une veste croisée de lainage, un foulard blanc autour du cou. On remarquait aussitôt ses yeux bruns, aussi perçants que les épines d’un oursin (ou échinoïde commun), ainsi que sa large mâchoire carrée. Ses lèvres et son nez étaient charnus. Sans barbe ni moustache, mais doté de longs favoris, il avait un teint plutôt rubicond. La marée de sa chevelure toujours noire refluait un peu maintenant, révélant un haut front de philosophe. Samuel George Morton, son collègue distingué de Philadelphie, avait estimé sa capacité crânienne à 1885 cm3, c’est-à-dire très largement au-dessus de la moyenne pour un homme de race blanche  – autrement dit, pour toutes les races, étant entendu que la blanche représente l’apogée de la Création. Bien qu’il se fût retenu de révéler son désir, ce savant avait prévu de joindre à son immense collection le crâne d’Agassiz si ce dernier, par chance, périssait avant lui...

Agassiz regardait l’abomination exposée sur ses genoux. Il ne savait pas bien que dire. Était-il censé prendre au sérieux ce grossier canular ? Ces Américains s’imaginaient-ils que l’Européen moyen était aussi facile à duper ?

Depuis dix mois qu’il était dans ce pays, Agassiz avait eu le temps de formuler certaines conclusions concernant le caractère national. Le citoyen type des États-Unis, effronté, astucieux, énergique, ne manquait pas de bagout, mais n’avait guère de morale. Vus sous leur aspect le plus sympathique, c’étaient des enfants gâtés pleins d’enthousiasme juvénile. Les meilleurs d’entre eux, comme ses collègues de Harvard (ceux qui avaient réussi à instaurer une politique de procréation saine dans leur classe sociale), étaient intelligents et éthiquement les égaux des meilleurs Européens. Les bourgeois, tels que John Lowell et Samuel Cabot, étaient bien tous les mêmes dans le monde entier. Mais la plupart des Américains, contrairement à leurs homologues du Vieux Monde, étaient sauvages et imprévisibles.

Cela découlait, bien entendu, du métissage. Le pays était un méli-mélo de races qui mélangeaient leur sang sans respecter les anciennes divisions géographiques prévalant depuis la Création. Aryens, Anglo-Saxons, Gallois, Slaves, Ibères, Méditerranéens, Celtes, Mongols, Hans, Sémitiques, Scandinaves, Baltes, Indiens Peaux— Rouges... Comment s’étonner que la progéniture d’un tel métissage soit capricieuse, inorganisée et cupide, ou qu’elle s’imagine que ses supérieurs puissent se laisser duper aussi facilement que leurs compatriotes simples d’esprit ?

Et le pire composant du mélange, le courant le plus ignoble, le plus pollué, introduit dans le fleuve boueux qu’était l’Amérique, la souillure la plus choquante du sang putatif de l’homme blanc, contamination qui empestait jusqu’aux cieux et violait tout ordre moral, c’était...

Le nègre.

Agassiz frissonna en se remémorant la première fois où il avait rencontré des Noirs américains, l’année précédente  – la première rencontre de représentants des races africaines, en fait. Il l’avait commentée, en décembre dernier, dans une lettre adressée à sa sainte mère, Rose, Dieu merci en sécurité chez elle, à Neuchâtel.

 

C’est à Philadelphie que je me suis trouvé pour la première fois en contact prolongé avec des nègres ; tous les domestiques de mon hôtel étaient des hommes de couleur. Je peux à peine exprimer l’impression douloureuse que j’en reçus, surtout parce que le sentiment qu’ils m’inspiraient était contraire à toutes nos idées sur la confraternité du genre humain et l’origine unique de notre espèce. Mais la vérité avant tout. Néanmoins, j’éprouvais de la pitié à la vue de cette race dégénérée et dégradée, et même de la compassion car, quand on y pense, ce sont vraiment des hommes. Pourtant, je ne peux m’empêcher de sentir qu’ils ne sont pas du même sang que nous. En voyant leurs visages noirs aux lèvres épaisses et aux dents grimaçantes, la laine qui couvre leur tête, leurs genoux pliés, leurs mains allongées, leurs grands ongles recourbés, et surtout la coloration livide de leurs paumes, je ne pouvais les quitter des yeux, pour leur dire de rester éloignés de moi. Et quand ils avançaient cette main hideuse vers mon assiette afin de me servir, j’avais envie de partir, d’aller manger un morceau de pain quelque part, au lieu de dîner convenablement en subissant de tels domestiques. Quel malheur pour la race blanche... d’avoir, dans certains pays, lié si étroitement son existence à celle des nègres ! Dieu nous préserve d’un tel contact !

 

En regardant l’horrible poisson, Agassiz vit soudain, incarné en lui, toutes ses peurs du métissage. Avec un frisson, il évoqua la créature assemblée et cousue de la même façon, née de l’imagination de Mrs Shelley. Et si la Nature permettait un jour de fabriquer de tels monstres ? L’imaginer était encore trop...

Agassiz détacha de force son regard et affronta l’homme qui se tenait devant lui, attendant sa décision.

Le pêcheur, un homme d’un âge indéterminé, mal dégrossi, au visage couturé et tanné comme du cuir, aux yeux bigleux, vêtu d’un tricot au point natté et au col roulé, gras de lanoline, d’un pantalon en tartan, coiffé d’un bonnet de marin, une pipe d’argile éteinte au long tuyau plantée au coin de la bouche, estima qu’il était temps de parler en faveur de sa marchandise.

— Alors, jeune homme, qu’est-ce que vous en pensez ? Les gamins, sur les quais, disent que vous cherchez de drôles de spécimens, et vous n’en trouverez pas beaucoup de plus bizarres que çui-là !

La témérité de cet homme étonna Agassiz. L’accent suisse du professeur  – que tant de dames trouvaient charmant et qui tenait surtout à la francisation des voyelles  – devint bien plus prononcé, en une tentative d’intimidation.

— Vous attendez-vous, monsieur, à ce que je croie que ce poisson ait jamais nagé, entier et complet, dans les mers de ce monde ?

Le vieux loup de mer se gratta la tête sous son bonnet.

— Ah, vos yeux d’aigle ont détecté la p’tite réparation que j’ai été obligé d’faire à ce vaurien. Un homme de mon équipage se préparait à désosser c’te bestiole pour notre souper quand je l’ai aperçu et, r’connaissant sa valeur scientifique, j’ai mis fin au massacre. Malheureusement, pas avant qu’il ait séparé le museau des nageoires. Vu que la bête est un peu endommagée, j’envisage d’en baisser l’prix. Qui est de quatre pièces, payées comptant, rubis sur l’ongle.

Agassiz ôta de ses genoux la toile et son contenu, et se leva.

— Je vous en prie, partez. Vous perdez votre temps.

— Attendez, patron, j’vois bien que vous êtes trop fort pour moi. Ne partez pas, je vais vous dire la vérité. Je la retenais seulement pa’ce que j’étais pas sûr qu’elle vous plairait.

— Très bien, allez-y. Je suis tout ouïe, comme vous dites.

Le menton dans la main, plissant encore plus les yeux, si bien qu’il se mit à ressembler à une taupe (Talpa europaea), le pêcheur dit :

— Voilà, on a r’monté nos filets et, dedans, il y avait un barracuda et un esturgeon noir...

— Ça, je l’avais compris.

— P’t-êt’e bien. Mais, ce que vous pouvez pas savoir, c’est qu’il y avait un espadon avec eux. Et c’t espadon était équipé de l’instrument le plus bizarre que j’aie jamais vu. À savoir, une pique avec un trou au bout, comme le chas d’une aiguille ! Devant mes yeux qui cillaient pas, c’t espadon s’est mis à couper les autres poissons en deux. P’is, il a sauté sur l’pont jusqu’à l’endroit où on répare les filets. Il a passé le bout d’une ficelle dans son œillet et il s’est mis à coud’e les poissons ensemble, tout juste comme vous les voyez. Je les ai seulement apportés comme preuve, pa’ce que l’espadon était trop gros pour l’traîner jusqu’ici. Et c’est ce poisson-là que je vous propose de m’acheter !

Concluant triomphalement avec un grand sourire, le pêcheur attendit la réaction d’Agassiz.

Pendant un moment, le savant resta frappé de stupeur. Puis il se mit à rugir de rire. La vilaine humeur  – aux nombreuses causes inévitables  – dont il avait été victime toute la journée s’évapora en un instant, emportée par le flot de ce conte invraisemblable, typiquement américain.

Quand il se fut maîtrisé, Agassiz dit :

— Très bien. Apportez-moi cet esturgeon chirurgien et je vous paierai généreusement.

Le pêcheur tendit une main calleuse et Agassiz la prit.

— C’est ce que je vais faire, patron, ou mon nom n’est pas capitaine Dan’l Stormfield, de Marblehead.

Et là-dessus, le capitaine Stormfield partit, emportant avec lui à la fois le poisson victime d’une vivisection et son agréable odeur personnelle marine, qu’Agassiz ne remarqua que lorsqu’il fut absent.

Des enfants gâtés, oui, vraiment !

 

Le bureau d’Agassiz était un repaire confortable où il avait passé de nombreuses heures de veille depuis son arrivée sur ces rives étrangères. Plusieurs bibliothèques vitrées contenaient des rangées de gros livres scientifiques de Linné à Lyell ; les étagères inférieures, sans porte, étaient consacrées aux volumes, marqués par de nombreuses lectures, de l’édition in folio éléphantesque des Oiseaux d’Audubon. Des piles de monographies différentes, fruits de composition récente, s’éparpillaient sur une desserte. Sur une table ronde, poussée dans un coin, s’amassaient des lettres auxquelles il aurait fallu répondre. Un divan confortable, parfois utilisé pour de petits sommes postprandiaux, était pour le moment occupé par de grandes chemises en carton attachées avec des rubans et contenant différents croquis pris pendant les expéditions. Des fauteuils de cuir et plusieurs carpettes étaient dispersés sur le plancher de bois. (Guère Biedermeier[10] mais que pouvait-on attendre d’une nation aussi grossière... ?) Une aquarelle du village entouré d’eau de Motier, lieu de naissance d’Agassiz  – œuvre de son assistant artistique, Joseph Dinkel, qui avait malheureusement décidé de ne pas accompagner son maître en Amérique  –, ornait l’un des murs. Sur un autre était accrochée une carte de l’Amérique du Nord, cloutée d’épingles aux insignes verts indiquant les endroits déjà visités  – les chutes du Niagara, Halifax, New Haven, Albany, Philadelphie  – et d’autres aux insignes rouges signalant les balades prévues : le lac Supérieur, Charleston, Washington, les Rocheuses...

Après avoir passé toute la matinée terré dans son cabinet, s’abandonnant à la noire mélancolie si efficacement dissipée par la fable du capitaine Stormfield, Agassiz jouissait maintenant de toute son énergie coutumière. Il se sentait, une fois de plus, prêt à sortir dans le monde, à dévoiler les secrets de la Nature, à classifier et découvrir, à collecter et théoriser et, pas du tout incidemment, à faire que son nom soit, sur les lèvres des masses populaires, le synonyme de la science moderne du XIXe siècle.

En sortant de son bureau, il se rendit aux salles de travail de son quartier général, situé à l’est de Boston, tout près du rivage de la baie, dont son mécène, John Amory Lowell, magnat du textile et financier, lui avait gracieusement fait don. Cet établissement lui suffisait pour le moment et lui inspirait chaque jour une profonde satisfaction. Mais Agassiz avait des projets plus ambitieux. Un entrepôt séparé pour les spécimens, peut-être précédé d’un musée où certains d’entre eux seraient exposés ; de plus grands ateliers équipés de tout ce qui est nécessaire à la taxonomie ; un bureau éclairé au gaz ; une salle de conférences ; peut-être aurait-il même sa propre imprimerie et son propre atelier de reliure, comme à Neuchâtel, afin de publier lui-même le flot continu de livres nés de sa plume industrieuse...

Agassiz mit un frein à ses imaginations. Il ne pourrait accomplir tout cela que s’il disposait du pouvoir qu’offre une situation prestigieuse. La quantité d’argent qu’il pouvait personnellement investir était insignifiante comparée à ses rêves. Certes, ses conférences lui avaient rapporté plus qu’il n’aurait cru possible  – six mille dollars en quatre mois ! –, mais tout avait fondu aussi vite. Rien que les salaires de ses assistants qualifiés dévoraient une large part de ses revenus. Ajoutez à cela ses achats aux pêcheurs du coin, le coût normal de l’entretien d’une maisonnée, les dépenses occasionnées par les études sur le terrain, celles consacrées aux loisirs, etc., on se retrouvait vite avec un compte déficitaire.

Non, seules les ressources d’une institution comme Harvard pourraient le propulser dans les hauteurs dont il rêvait. Il fallait qu’il obtienne la chaire de professeur de la nouvelle École de Géologie qu’Abbott Lawrence allait fonder à l’université ! Ses concurrents, Rogers et Hall, étaient des savants médiocres qui ne méritaient pas un poste aussi prestigieux. Lui seul, Louis Agassiz, premier naturaliste de son temps, avait droit à cette chaire !

Comme il arrivait à la porte de la salle de travail, Agassiz nota, mentalement, qu’il ne devrait pas oublier de pousser Lowell à organiser un dîner au cours duquel il pourrait subtilement faire pression sur Lawrence pour obtenir le poste...

La pièce bourdonnait d’activité comme une toupie. Lorsqu’il entra, tous ses fidèles assistants, venus d’Europe avec lui, quittèrent des yeux leurs établis pour le regarder avec admiration et dévouement. Le comte François de Pourtalès, qui avait parcouru les Alpes avec Agassiz, étudiait un gros coprolithe au microscope. Charles Girard, zoologue qualifié, protégé par un tablier de gutta-percha, vidait une perche. Jacques Burckhardt, l’artiste de l’équipe, tentait de croquer un homard vivant (Homarus americanus) qui, malheureusement, décidé à recouvrer la liberté, courait sur la table. Auguste Sonrel, expert en lithographie, s’affairait sur ses pierres plates. (Afin d’acquérir des fonds supplémentaires pour la recherche, Agassiz avait autorisé Sonrel à illustrer une édition à tirage limité du livre de mister John Cleland[11] vendu par souscription à un groupe d’hommes d’affaires de Boston.) Les seuls qui manquaient, Charles «Papa » Christinat, Arnold Guyot, Léo Lesquereux et Jules Marcou, attendaient qu’il leur ordonne de traverser l’Atlantique ; convocation qu’il ne lancerait que lorsqu’il serait nommé à Harvard.

La scène fit tressaillir Agassiz de joie. C’était cela la science moderne : le travail d’équipe et la délégation des responsabilités, une unité soudée fonctionnant pour un unique but : faire briller d’un nouvel éclat le nom d’Agassiz !

Répondant aux salutations enjouées – «Bonjour Agass !», «Agass, venez voir !» «Agass, regartez le homard[12], adrabbez-le ! » –, le chef de cette usine scientifique fit le tour de ses travailleurs.

Tandis qu’il examinait le coprolithe de Pourtalès, cherchant à y discerner des vestiges botaniques, Edward Desor émergea d’une autre salle.

Desor était le second d’Agassiz. Cela faisait dix ans que le naturaliste l’employait  – depuis 1837. D’origine allemande, cet étudiant en droit doué pour les langues avait été initié à la science par Agassiz, mais ses connaissances rudimentaires ne dépassaient pas celles d’un amateur dépourvu d’enthousiasme. C’étaient ses capacités d’ordre pratique qui le rendaient utile. À Neuchâtel, il avait surveillé les opérations au jour le jour, et pouvait mener à bien la plus compliquée des expéditions, sans une anicroche.

Mince et fringant, Desor, qui n’avait pas encore trente ans, semblait démesurément fier d’une maigre moustache à laquelle pas un poil n’était venu s’ajouter, autant qu’Agassiz pût le dire, depuis qu’il travaillait pour le savant. Ses yeux brillaient constamment d’une lumière qui rappelait à son patron le regard d’une hermine (Mustela erminea). Après dix ans d’une association incessante, Agassiz se posait encore parfois des questions sur les rouages mentaux de son assistant.

Agassiz avait, à son propos, des sentiments ambivalents. D’une part, ce garçon était efficace et industrieux. Il n’exigeait pas une surveillance constante. D’autre part, il se montrait quelque peu insouciant et imprudent. Par exemple, juste avant leur départ pour l’Amérique, il avait organisé une conférence au « Bedlam College » – c’est du moins ainsi que Desor avait présenté les lieux, alors qu’il s’agissait en fait d’un asile d’aliénés où Agassiz avait été obligé de faire sa causerie à l’équipe soignante dans la cacophonie des fous encagés...

Pourtant, Agassiz sentait que, dans l’ensemble, les vertus de Desor compensaient largement ses défauts et, peu disposé à gâcher une relation fructueuse, il le défendait contre ses détracteurs, dont le plus violent avait été Cecile, l’épouse du savant.

Cecile. C’était surtout en pensant à sa femme qu’il avait sombré dans la déprime, ce jour-là. Agassiz se culpabilisait de les avoir laissés en Suisse, elle et leurs trois enfants. Mais qu’y pouvait-il ? Il avait progressé aussi haut qu’il lui était possible dans son pays natal et la bourse prussienne pour son voyage en Amérique  – obtenue par l’intermédiaire de son mentor, Alexander von Humboldt  – était tombée juste au bon moment dans sa carrière. Il lui était impossible de la refuser. Cecile pouvait sûrement voir la logique de tout cela. Agassiz se consolait en se disant qu’elle n’avait pas trop pleuré...

Elle lui avait été tout acquise, dès leur première rencontre ! Il était venu passer des vacances en Allemagne, chez un camarade d’études, Alexander Braun, et fait connaissance de sa sœur Cecile, un parfait spécimen d’aryenne. S’éprenant de lui, elle avait exécuté son portrait, qu’il possédait encore. (Avait-il jamais semblé aussi jeune que cela... ?) Des années après, ils s’étaient mariés et avaient vécu heureux.

Mais lorsque Desor vint loger chez eux, les choses commencèrent à se gâter. Cecile trouvait l’ex-étudiant en droit vaniteux, grossier et irresponsable. Ce garçon avait fait des plaisanteries scabreuses qui l’avaient embarrassée. Agassiz persista à prendre le parti de Desor, d’une façon presque irrationnelle (il se demandait parfois si cet homme ne l’avait pas ensorcelé), et les relations s’étaient refroidies entre le naturaliste et son épouse.

Avec humeur, Agassiz chassa cette rêverie domestique et se retourna pour affronter Desor.

— Oui, Edward, qu’y a-t-il ?

Desor lissa sa moustache.

— Je veux juste vous rappeler, Louis, que mon cousin Maurice arrivera bientôt. Vous vous souvenez que nous avions parlé de l’embaucher.

Agassiz explosa.

— Comment avez-vous pu autoriser votre cousin à traverser l’océan alors que nous avons encore d’autres personnes, plus compétentes, à faire venir ? Autant que je m’en souvienne, nous n’avons pas réglé son engagement.

Qu est-ce qui vous a poussé à prendre une telle initiative ?

Desor ne sut pas montrer une contrariété à la hauteur du mécontentement de son employeur.

— Je savais qu’il serait pour nous d’une grande utilité et j’ai pris la liberté de m’assurer de ses services avant que quelqu’un d’autre ne nous précède.

— Rappelez-moi ses qualifications, je vous prie.

Desor réussit alors à paraître un tout petit peu inquiet.

— Il est jeune, dynamique et avide de servir...

— Mais quelle expérience a-t-il dans notre domaine scientifique ?

— C’est un expert en anatomie bovine.

— Ce qui signifie ?

Desor se tortilla visiblement.

— Il a travaillé dans un abattoir pendant une semaine.

Agassiz leva les mains.

— C’est incroyable ! Mais je suppose que nous ne pouvons pas faire faire demi-tour au bateau, maintenant qu’il a mis les voiles. Pourtant, si j’apprends la nouvelle de sa disparition en mer, je ne me morfondrai pas très longtemps. Eh bien, nous nous occuperons de Maurice quand il arrivera. Y a-t-il autre chose, Edward ?

— Non, répondit l’assistant d’un air renfrogné.

— Très bien, alors, vous pouvez disposer.

Desor partit en faisant la tête.

Après d’autres entretiens avec son personnel, Agassiz s’aventura dans la cuisine. Il y trouva Jane. Jane Pryke, jeune Anglaise de dix-huit ans aux formes généreuses et à la peau constellée de charmantes taches de rousseur, était la cuisinière et la servante de la maisonnée. Elle coiffait ses cheveux filasse en une longue natte. Dans l’entretien qu’elle avait passé pour obtenir cet emploi, elle avait répondu à Agassiz, qui lui demandait quelle était la prononciation correcte de son nom : «Vous pouvez le faire rimer avec « fric », mais pas avec « trique », à moins que vous ne vouliez recevoir une brique sur la tête. » Agassiz, éclatant de rire, l’avait aussitôt embauchée.

Il s’approcha silencieusement de la factotum nubile qui, devant le fourneau à bois, tournait une soupe épaisse au poisson, concoctée avec les spécimens que l’on n’avait pas jugés dignes d’être naturalisés. La prenant par la taille, sous son tablier, et lui faisant pousser un petit cri aigu, Agassiz fourra le nez dans son cou.

— Dans ma chambre, après souper, chuchota-t-il.

Jane gloussa et lâcha sa cuillère dans la soupe.

Durant le reste de l’après-midi, Agassiz se surprit en train de réciter une sorte d’acte de contrition : « Cecile, je t’en prie, pardonne-moi. »

Mais la culpabilité ne suffit pas à gâcher complètement ces rapports nocturnes. Après l’interlude physique, Agassiz tomba endormi. L’impression que quelqu’un lui caressait le visage le réveilla, dans l’obscurité.

— Jane... murmura-t-il, puis il se tut.

Les mains de Jane étaient un peu durcies par le travail, mais pas à ce point... Agassiz s’écarta en roulant sur le côté et chercha à tâtons une allumette au phosphore. Il la frotta, puis regarda qui était à son chevet. La face hideuse d’un singe le regardait d’un air menaçant.

Puis le singe sourit et dit :

— Bonjour, monsieur Agassiz

2
Sinus pudoris

Une nuit, Agassiz avait fait un cauchemar. Dans ce rêve, il était un animal, une espèce de daim. De la famille des Cervinae ou des Rangiferinae, ce n’était pas clair. (Imaginez le grand Agassiz, splendide représentant de l’Homo sapiens, en animal... !) Dans ce cauchemar, il était immobilisé, l’un de ses sabots coincé dans une crevasse. Et un glacier menaçait de l’engloutir, l’une des grandes plaques de glace qui avaient érodé l’hémisphère nord et dont lui, Agassiz, avait brillamment interprété les traces géologiques, se gagnant ainsi le titre de «Découvreur de l’Ère glaciaire ». (Et maudits soient ces menteurs insignes, Charpentier, Schimper et Forbes, qui réclamaient une part de cette découverte !) Tandis qu’il se débattait pour extirper son sabot, la vitesse du glacier s’accrut. Bientôt, des tonnes et des tonnes de glace couleur blanc-bleu, pleine de bulles d’air, se mirent à descendre vers lui aussi vite qu’une locomotive à vapeur, désireuses de l’écraser pour en faire une traînée rouge sur le cailloutis, d’emporter ses os pour les déposer dans quelque future moraine...

Il s’était réveillé trempé d’une sueur froide. Cecile dormait paisiblement à côté de lui et, avec reconnaissance, il l’avait serrée contre lui.

La sensation qu’Agassiz éprouvait en cet instant, face au visage repoussant de ce singe parlant le français, était en tout point identique à celle qu’il attribuait à un animal piégé et sur le point d’être écrasé. La peur le figea sur place ; des perles de sueur jaillissaient de ses pores comme l’exsudation infecte de quelque crapaud (Bufo marinus, disons) sur son front, sur sa poitrine nue et poilue. Il n’eut que le temps de se dire qu’il allait être déchiqueté.

L’allumette, en brûlant, atteignit le bout de ses doigts. La douleur l’arracha à son immobilité. Tandis que l’obscurité envahissait de nouveau la chambre, il roula hors du lit et se mit à ramper sur les mains et les genoux, pour gagner la porte.

Soudain, la pièce fut éclairée par une lampe à huile Argand, passée par la fenêtre ouverte qui donnait du côté de la mer.

— Ponchour ! cria le porteur de la lampe. N’est-ce bas la maison du Tocdeur Agassiz ?

Agassiz posa une fois de plus les yeux sur le singe, exposé en pleine lumière qui, après s’être frotté la joue, venait de s’adresser à lui d’une manière si choquante. Après un moment de stupéfaction redoublée, il comprit la véritable nature du visiteur. Ce n’était pas un singe, mais un nègre !

Et pas un esclave occidentalisé, mais un sauvage d’Afrique !

Le nègre, de petite stature, était grossièrement attifé d’une cape en peau de mouton sur les épaules  – attachée avec des boutons en os passés dans des boucles de cuir  – et d’une jupe composée de plusieurs couches de rafia où étaient enfilées des perles de verre coloré. Ses bras et ses jambes étaient ornés d’anneaux de fer et de cuivre, ainsi que de lanières en cuir où étaient accrochés des coquillages. La chair restée nue était couverte de ce qui semblait être un mélange de suie et de graisse animale rance.

Tandis qu’Agassiz, figé à quatre pattes, regardait fixement, horrifié, la face de singe aux yeux polissons de l’intrus africain, une grosse jambe, vêtue d’un pantalon, au pied botté, passa par la fenêtre à la suite du bras qui portait la lampe. Une seconde main s’accrocha au chambranle de la fenêtre. Puis s’ensuivit une période d’intenses grognements, conclue par une exclamation :

— Tieu me tamne, mon gros moi est coincé ! Dottie, fiens à mon aite !

Le moricaud se retourna et s’avança vers la fenêtre. Agassiz fut étonné de voir que la jupe de la créature godait, par-derrière, sur d’énormes fesses grasses, si disproportionnées qu’elles faisaient du mot « obscène » un exemple de litote.

— Un instant, Jacob, répondit le nègre.

Le timbre de sa voix, s’ajoutant au nom par lequel l’autre s’était adressé à lui, fit éclore en Agassiz l’idée saugrenue que l’Éthiopien sauvage était une femelle !

Revenue à la fenêtre, la négresse prit son compagnon par les poignets et le tira. Le pied botté qui était déjà à l’intérieur trouva prise sur le parquet et, bientôt, le reste suivit.

Gros comme un ours (peut-être l’Ursus horribilis), si l’on en croyait les carnets de Lewis et de Clark, manifestement d’origine européenne, l’homme portait une blouse de paysan, blanche, mais sale, et un bonnet conique fabriqué avec l’estomac d’un animal, comme le reconnut Agassiz. Son visage enjoué, boucané par le soleil, était orné d’une moustache et de favoris, un peu dans le style de ce conteur britannique, Dickens.

Posant sa lampe, l’homme s’avança vivement vers Agassiz et, le prenant sous les aisselles, il le hissa sur ses pieds comme si le savant ne pesait rien, tout en émettant un flot d’anglais atrocement massacré.

— Tocdeur Agassiz, mine très grandes excuses pour fous afoir térangé dans fos rêfes t’une manière aussi saufache, comme des coquins dans der nuit, ja, c’est zûr, mais nous zommes chuste arrifés  – tans mine pateau, der Zie Koe, ancré tefant fotre venêdre  – und il n’y a bas un moment à berdre si nous defons redrouver der vétiche folé !

Agassiz regarda le fou avec stupéfaction. Il le quitta des yeux brièvement, juste assez longtemps pour s’assurer que la négresse  – cet abominable spécimen anthropologique dont le contact avait profané son visage  – restait près de la fenêtre à une distance convenable, sinon entièrement confortable pour lui. Puis, retrouvant l’usage de la parole, il bredouilla :

— Qui... qui êtes-vous ? Et que voulez-vous ?

Le visiteur inattendu se frappa le front et s’exclama :

— Guel drible impécile ! Mine excuses, bar milliers ! Zûr, che me zuis dodalement ouplié. Fotre nom est si célèpre, und che connais si pien fotre ziduation, que ch’imachine que fous me connaissez auzi. Pien, bermeddez-moi. Mine nom ist Chacob Cezar. Et celle gui m’aggombagne, c’est Dottie Baartmann.

L’homme se pencha d’un air confidentiel vers Agassiz et ajouta :

— Pien sûr, son frai nom est Ng’datu, mais che l’abbelle Dottie.

La négresse, réagissant à son nom ponctué de clics, sourit une fois de plus à Agassiz, son macabre nez aplati horriblement plissé.

Agassiz frissonna sans pouvoir s’en empêcher, et certainement pas à cause de l’air chaud de juin. Il s’empara d’un drap et l’enroula autour de sa taille, puis se tourna de nouveau vers Jacob Cezar.

Il se sentait un peu plus charitable envers l’intrus qui avait montré au moins assez de savoir-vivre pour, à la fois, s’excuser et louer la renommée d’Agassiz.

— Votre nom, monsieur, ne déclenche en moi aucun souvenir. Et je ne vois toujours pas en quoi je pourrais vous aider...

— Azzeyons-nous und che fous esbliguerai tout. Beut-êdre un toigt de ce prandy que che fois là bourrait luprivier ma barole...

Accédant à la requête de son visiteur, tout en gardant à l’œil Dottie Baartmann assise sur ses talons contre le mur, sa jupe de rafia tombant entre ses jambes et révélant encore plus ses hideux jambons noirs, Agassiz essaya de se calmer pour écouter l’histoire de cet homme.

Il n’était pas préparé, cependant, à sa propre réaction aux premières paroles de Cezar.

— Che zuis le fils de Hendrick Cezar, und Dottie est la fille de...

Soudain, la lumière se fit dans son esprit.

— La Vénus hottentote ! s’exclama Agassiz.

Jacob Cezar sourit.

— Ach, che fois que l’Eurobe ze zoufient encore t’elle.

Eh oui, l’Europe, en la personne de Louis Agassiz, s’en souvenait encore, bien que la femme en question soit morte en 1815, alors que le savant n’avait que huit ans.

En 1810, un homme appelé Hendrick Cezar arriva à Londres et installa une baraque foraine à Piccadilly. Sa seule attraction consistait en une grande cage, posée sur une plate-forme qui dominait de quelques pieds les spectateurs vibrants de curiosité.

Dans la cage, il y avait une femme noire.

Préséntée sur l’affiche comme la «Vénus hottentote », elle avait simplement été, avant sa carrière théâtrale, Saartjie Baartmann, une domestique sud-africaine.

Présentant, comme tous ses compagnons Bochimen, une curieuse hybridation de qualités humaines et bestiales, elle attira bientôt les spectateurs par centaines, tous avides de voir cette représentante dégradée des échelons les plus inférieurs de l’humanité.

Les hommes, qui ricanaient, et les femmes, qui gloussaient, étaient particulièrement frappés par ses caractéristiques stéatopyges, ces énormes dépôts lipoïdes fessiers qu’Agassiz avait remarqués chez sa fille. Cette particularité était montrée sans fard au public, libre de la tâter ou d’y enfoncer le doigt, bien que, en un geste de pudeur, Saartjie gardât son pudendum sous un pagne.

(Mais quelques membres du public proclamaient, en termes imprécis, que la vraie surprise de l’attraction reposait sous ce qui lui recouvrait le ventre...)

Après un tour triomphal des provinces britanniques, Cezar et sa pupille partirent pour la France où ils éveillèrent un intérêt similaire, aussi bien auprès des savants que chez les profanes.

Mais la captive de Cezar, qui, interrogée un jour par des membres d’une société d’œuvres de bienfaisance, affirma en bon hollandais qu’elle coopérait librement contre une moitié des bénéfices, contracta une maladie inflammatoire et mourut à Paris, le 28 décembre 1815.

Reposant son verre de brandy, Jacob Cezar en vint à divulguer la partie du destin de la Vénus hottentote restée généralement inconnue du public.

— À la mort de Zaartjie, mon bère, adrisdé et ne zouhaidant blus que rendrer à Cabetown, lifra le corps de za gombadriote à un édaplissement français qui zouhaidait ainzi régler une guestion d’hisdoire naturelle bosée de longue tate. C’est-à-tire, der exisdence d’un feminae zinus budoris, ou daplier des Hottentotes.

Agassiz blêmit. La notion même de tablier des Hottentotes  – rien qu’un peu de folklore naturaliste osé sur lequel les savants, depuis des décennies, échangeaient des plaisanteries lorsqu’ils se réunissaient  – le dégoûtait Totalement. Pourtant, en tant qu’adepte de la raison, il devait affronter avec sérénité toutes les excentricités du Créateur.

Les explorateurs et d’autres types peu recommandables avaient longtemps fait courir le bruit que les femelles des peuplades Khoisan de l’Afrique du Sud possédaient un appendice génital non partagé par leurs cousines bien plus développées des pays civilisés du globe. Baptisé le «tablier des Hottentotes », c’était, disait-on, une peau rattachée soit aux parties génitales supérieures, soit au bas-ventre, qui pendait comme un tablier de chair afin de dissimuler les organes sexuels[13].

Se blindant pour la discussion qu’il allait avoir avec Cezar sur cette aberration physiologique, Agassiz fut cependant une fois de plus choqué par le tour que prenait l’histoire racontée par cet homme.

— C’est le Paron Cufier qui a accombli la tissection de la mère de Dottie.

Georges. Mon Dieu, il regrettait toujours la disparition de cet homme influent ! Mort depuis quinze ans, le baron Cuvier occupait encore une niche sacrée dans le cœur d’Agassiz.

Avec une immense nostalgie, Agassiz se rappela comment, jeune ambitieux de vingt-deux ans, il avait dédicacé son premier ouvrage, Les Poissons brésiliens, à l’éminent Cuvier, qu’il n’avait pas encore rencontré. Ce gambit inspiré amena le contact espéré, puis son apprentissage auprès du naturaliste plus âgé, ainsi que leur collaboration, ce qui installa fermement Agassiz sur la voie de la renommée et de la fortune. À la mort prématurée de Cuvier, qui succomba au choléra, Agassiz avait eu la bonne fortune de trouver, en la personne d’Alexander von Humboldt, le génie prussien, un mentor qui le remplaça et dont le patronnage se poursuivait encore.

— Je n’ai jamais su, dit-il, que Georges avait eu affaire à la Vénus hottentote, et encore moins qu’il avait disséqué son cadavre. Pourquoi ne m’en a-t-il jamais parlé ?

— Ach, il y a une ponne raizon pour qu’il ne fous en ait chamais barlé. D’apord, c’est arrifé bresgue quinze ans afant fotre rengondre. Und, deuxièmement, ce vut une grande técebtion bour lui. Mais, laissez-moi condinuer afec l’hisdoire que beu de bersonnes zafent, avant de fous réféler zon codé zecret.

«Fotre Paron z’est brécibidé comme un chien de chasse zur les bardies brifées de Zaartjie. Là, il troufa que der dablier, comme les Français l’abbelaient, n’édait rien de blus que les betites lèfres, de sept ou tix cendimèdres blus longues que la norme eurobéenne.

Agassiz émit aussitôt un grognement de dégoût en envisageant l’existence de toute une race dont les femmes présenteraient une difformité aussi écœurante. Il porta les yeux sur l’Hottentote, à moins de trois mètres de lui, et se trouva pris de l’envie presque insurmontable de fuir. Seul un effort de volonté surhumain lui permit de rester assis.

— Der Paron mit tans la zaumure lorgane de Zaartjie, lui gonsacra un ardicle, buis bourzuifit zes audres recherches.

Agassiz était atterré.

— Vous soutenez qu’il a conservé son tablier dans du formaldéhyde ?

Cezar hocha la tête.

— Ja. Und il vit blus gue ça. Il en vit un védiche.

— Un quoi ?

— Fous afez pien endendu ce que ch’ai tit. Fotre héros, le Paron Georges Cufier, vaizait de la machie noire.

— C’est ridicule...

— Non, ce zont les vaits. J’ai la breufe que Cufier était un Mardiniste ! Une corresbontance de za main !

Agassiz avait entendu parler des Martinistes pendant son séjour à Paris. À la fin du XVIIIe siècle, un certain Martinez Pasqualis, résidant à Bordeaux, avait institué une organisation maçonnique, l’Ordre des Chevaliers Bienfaisants de la Cité sainte, dont les prêtres se nommaient les «coâns ». Leurs rites et leurs buts, bien que jamais révélés avec précision, étaient, disait-on, un mélange de ceux des Rose-Croix et de ceux de l’infâme Abbé Guibourd, sataniste de la cour de Louis XIV.

— Cufier, poursuivit Cezar, foulait dranzvormer le daplier de Zaartjie en dalizman toué d’un immenze boufoir, comme une Main te Gloire. Mais il n’a bas réussi. Ou tu moins, il l’a cru. Il a blacé der zbécimen dans der musée de l’Homme et l’a ouplié.

«Fotre Cufier n’a bas gombris qu’il afait brezgue accombli son put. Il ne manquait qu’un incrétient, une herpe hermédique que l’on droufe tant mine bays.

« Quand mine bère est redourné à Cabetown, il n’a barlé à berzonne de ce qui était arrifé à la débouille mordelle de Zaartjie. Ni à moi, zon fils, ni à la fille de Zaartjie, Dottie, qui édait resdée en gondact avec nodre vamille.

« Il y a zix mois, mine bère ze redroufe zur zon lit de mort. Alors, abrès dout ce demps, il técide de zoulacher za gonscience et il lâche le morceau. Ch’ai bassé immétiadement la noufelle à Dottie. Malheureuzement, une audre berzonne l’a abbris aussi.

« D’guzeri, le zorcier de la dripu de Dottie.

«D’guzeri técita aussidôt qu’il défait redroufer le daplier de Zaartjie, derminer zon actifation et l’udilizer bour zes brobres puts.

« À l’eboque, che ne me zuis bas inquiédé. Comment un Pochiman bouvait-il aller à Baris et foler une chose tans un muzée ? Mais, il y a un mois, un ami, un marchand hollantais qui s’abbelle Nicholas fan Rijn, qui foyache dans le monte endier, m’a dit que der goubaple z’édait envui en Amérique. Ch’ai gombris qu’il vallait arrêder ce D’guzeri. Zo, che suis mondé tant mon padeau, der Zie Koe, und ch’ai nafigué aussi fide que bossiple fers fotre côte.

Agassiz en resta bouche bée. Il n’avait jamais entendu un ramassis de bobards occultes aussi tiré par les cheveux. Prenant conscience que ce personnage instable pouvait s’avérer dangereux si on le provoquait, il résolut de ne pas le contrarier tout en souhaitant qu’un de ses compagnons arrive bientôt à sa rescousse.

— Pourquoi, dit Agassiz d’une voix forte dans l’espoir de réveiller quelqu’un, ce T’guzeri est-il venu en Amérique ?

— Ach, ponne guestion. Dottie m’abbrend qu’il y a cerdains entroits toués d’un boufoir sbécial dans ce monte, und c’est là zeulement qu’on beut agomblir cerdains riduels. C’est bour ça que fotre Cufier a échoué. Und l’un te ces entroits est ici, dans ce bays.

Agassiz observait la porte. Où était Desor quand on avait besoin de lui ? Il était censé rester tout le temps sur le qui-vive...

— En supposant que je vous concède tout cela, pourquoi êtes-vous venu me trouver ?

— Fous êdes l’héridier ziendifique de Cufier, und fous bordez la rezbonzapilidé de ses acdes. Fous êtes opligé, moralement, d’aggomblir ce qu’il a commencé. Und fous afez une cerdaine influence, ici, und la bossipilidé de hâter les recherches.

Cherchant toujours, désespérément, à gagner du temps, Agassiz dit :

— Je suppose que vous avez amené avec vous cette créature pour une bonne raison. Peut-être ses aptitudes animales vous aideront-elles à pister son compagnon sauvage ? Peuvent-ils se sentir à distance ?

Cezar se tourna vers l’Hottentote et lui sourit tendrement. Elle lui rendit cette marque d’affection.

— Oh, zûrement, il y a un beu de ça. Mais che ne beux pas subborder de la quitter bentant longdemps. Fous gomprenez, Dottie est mine Frau.

3
Des os de baleine

Quand on tire de l’eau un poisson-globe  – un Canthigaster Valentini, disons  –, sa réaction immédiate et instinctive le pousse à avaler assez d’air pour se transformer en un terrifiant ballon, en vue de dissuader un éventuel prédateur. Si cette fanfaronnade s’avère peu convaincante, le poisson-globe mourra, sinon heureux, du moins satisfait de savoir que la térodotoxine mortelle que comportent ses cellules exercera une vengeance pleine et entière.

Le Dr Louis Agassiz, tiré des eaux calmes de sa supposition d’une relation maître-esclave entre le Sud-Africain et l’Hottentote, se gonfla d’indignation et se mit à cracher son poison triomphant sur le couple abominable.

Sautant sur ses pieds, inconscient d’avoir laissé tomber le drap qui couvrait sa nudité pour mieux gesticuler sauvagement, son teint habituellement rubicond prenant une teinte positivement psittacine, les veines de son front battant comme des tambours tribaux, Agassiz lança sa juste condamnation d’une voix tonnante.

— Par Dieu et par tout ce qui est saint, monsieur, en tant que chrétien de naissance et d’éducation, élevé dans un foyer vertueux, je vous marque de l’étiquette infamante de traître méprisable envers votre race ! Comment avez-vous pu faire une chose pareille ? Comment avez-vous pu vous souiller ainsi, et abaisser le statut de la race blanche aux yeux de cette créature et de ses compagnons, sans doute insolents et rebelles ? Par un métissage aussi bestial, en satisfaisant ainsi vos désirs les plus bas, vous avez mis en péril non seulement votre pays, mais aussi quatre mille ans de civilisation, de lutte de l’humanité pour s’élever du limon ! Partez ! Quittez cette maison comme vous êtes venu, pendant que les ténèbres recouvrent encore votre honte inique et infâme !

Comme Agassiz terminait cette péroraison fervente, un bruit de pas pressés se fit entendre, hors de la chambre. Enfin, des secours ! Citoyens, aux armes ![14]

La porte s’ouvrit violemment, révélant les autres membres de l’institution scientifique, tous armés et prêts à défendre leur chef. Pourtalès brandissait son fidèle alpenstock pendant que Girard maniait un effroyable micro tome. Burckhardt serrait dans sa main un couteau de palette agressif, tandis que Sonrel agitait un formidable outil à graver. À peine visible derrière eux se tapissait Desor, qui jetait des coups d’œil furtifs sous les bras du premier rang.

Cezar ne parut pas intimidé par les renforts, pas plus que Dottie, l’Hottentote, qui demeura accroupie près de la fenêtre. Le costaud de Capetown regarda calmement les sauveteurs arrêtés en plein élan, puis tourna les yeux vers Agassiz.

— Guelle pande de parpares à l’esbrit édroit...

Agassiz avala plus d’air.

— Fripon ! Partirez-vous de vous-même, ou dois-je ordonner à mes hommes de vous éjecter de force ?

— Brovezeur Agassiz, che ne fous aime bas, même si che n’afais aucun préchuché contre fous afant. Bourdant, ch’ai pesoin de fotre aite pour récubérer les restes de mine pelle-mère, afant qu’ils servent à gommettre une chose immorale. Si fous ne foulez pas m’abborder une aite folondaire, alors che tois fous y gondraindre. Che sais que fous fous êtes fait pien foir des safants américains und du buplic, qui s’imachinent que fous êtes barfait. Eh pien, que tiraient-ils s’ils zafaient que l’homme qui fous a dout abbris und qui fous a badronné était un occuldiste ? Ch’imachine que ce zerait un grand chour pour les chournaux qui buplieraient la noufelle. Beut-être der Cambdrige Chronicle ou der Christian Examiner, dizons ? Und die gommunaudé sciendivique...

En général, le poisson-globe peut mettre plus de cinq minutes à se dégonfler une fois que l’attaque a cessé.

Agassiz s’effondra en trente secondes.

Retombant dans son fauteuil, le naturaliste nu fit faiblement signe à ses compagnons d’abandonner leurs postures agressives. Ils se soumirent en jetant des regards de curiosité sur l’improbable scène.

En entendant la menace de Cezar, Agassiz avait eu une vision : tous ces plans élaborés avec soin, ses rêves de gloire et de promotion dans le Nouveau Monde, réduits à zéro, minés par les accusations folles mais pourtant mortelles que cet homme semblait prêt à publier. L’opinion publique, ce tyran, ne les traiterait pas à la légère. Agassiz comprit, en un éclair, qu’il était obligé de collaborer avec l’habitant de Capetown  – si répugnantes et déloyales envers la race blanche que puissent être ses habitudes amoureuses  –, en espérant que cet homme disparaîtrait bientôt de sa vie.

— Très bien, dit Agassiz d’une voix faible. Le bien-fondé de votre cause m’a ému, et je ferai mon possible pour vous aider. Mais, pour l’amour de Dieu, discutons de cela demain matin. Edward...

Tout danger étant visiblement passé, Desor se précipita au premier rang des spectateurs.

— Je vous prie d’installer Mister Cezar et sa... compagne aborigène... dans la chambre d’amis.

— Très bien, professeur.

Agassiz se retrouva bientôt seul. Il réussit à évoquer une ombre de sa capacité traditionnelle à prendre des décisions.

D’une manière ou d’une autre, il mettrait fin à toute cette affaire aussitôt que possible. Et quand l’étranger et sa guenon d’épouse seraient partis, il brûlerait tout le linge, toutes les serviettes et tous les tapis qu’ils auraient touchés, et peut-être aussi plusieurs meubles, selon le type de marquage olfactif que la négresse avait l’habitude de pratiquer.

Dans la matinée, après une période agitée de semi-inconscience tourmentée par des fantasmes dont il n’arrivait pas à se rappeler, mais qui s’étaient avérés incontestablement déplaisants, Agassiz rejoignit son équipe à la table commune du petit déjeuner. Le naturel paysan de Jane lui avait permis de dormir profondément pendant tout ce contretemps, après qu’elle se fut retirée, post-fornication, dans sa propre chambre, et maintenant, elle s’affairait dans la cuisine, aussi vive qu’un moineau (Spizella pusilla), servant des plats de galettes de maïs, d’œufs brouillés et d’écrevisses (Orconectes limosus) aux savants reconnaissants. Quelque peu déconcertée d’abord par l’aspect singulier de l’Hottentote, Jane s’était rapidement adaptée à sa présence, remarquant qu’« elle se tenait mieux à table que ce sauvage de Mister Alcott ».

Agassiz parla peu au petit déjeuner, temps qu’il consacra à passer en revue ses possibilités limitées concernant le Sud-Africain. Pendant ce temps, Cezar régalait les autres convives du récit excitant du voyage de son Sie Koe battu par la tempête, du cap de Bonne-Espérance à Boston, avec pour seul équipage son Hottentote infatigable. À la fin du repas, il les avait tous charmés.

Quand ses subordonnés s’en allèrent pour entamer leur journée de travail, Agassiz se retrouva seul en face de l’habitant du Cap et de sa compagne sous-humaine. La négresse lui sourit et lui souhaita bon appétit. Puis, elle tira de sous sa jupe un petit couteau au manche d’os et commença à se curer les dents.

Agassiz réprima un haut-le-cœur. Il se leva en hâte et gagna un fauteuil, près de l’âtre, en faisant signe à Cezar de le suivre.

— Il faut que nous discutions de nos projets, commença-t-il.

— Ja, pien zûr. Mais, d’apord, che tois fous barler des hommes qui vigurent aussi dans cette avvaire. Che n’ai bas bu le vaire la nuit ternière, à cause de fotre embordement ingondrôlé.

Agassiz fit un geste dédaigneux.

— Alors, allez-y.

— Fous afez beut-être endentu barler de Tadeusz Košciuszko ?

— Bien sûr. Le patriote polonais qui a combattu aux côtés des Américains pendant leur Révolution. Et alors ?

— Zafiez-fous qu’il afait un fils ?

— Non.

— Eh pien, il en a un. Bentant son errance, abrès afoir édé exilé de Bologne, quand le zoulèfement de 1794 échoua, Tadeusz resda au zein de nompreux groubes nationalistes et réfolutionnaires tu monte endier. Il a rentu fizite aux Owenites, en Écosse und en Amérique, aux Carponari en Idalie, aux Vouriérisdes de Vrance und aux Hetairia Philike de Grèce. Mais, ses brévérés, ce vurent les batriotes irlantais, à Tuplin. C’est barmi ces terniers qu’il a engentré un envant, un garçon abbelé Feargus.

— Feargus Košciuszko ?

— Ja. Fous êtes zûr de ne chamais afoir endentu barler de lui ? Non ? Pien, en dout cas, der fils a maintenant drende ans, und il s’acdife en Irlande et en Bologne. Il s’est paddu tans les zoulèfements de 1830 et de l’année ternière, et en ce moment, il essaie de zegourir les Irlantais awamés qui zouvvrent de la rouille des bommes de derre. Mais ça, c’est zegontaire. Ce qui est fraiment imbordant, c’est que ce cheune Košciuszko est un adebde du messianisme bolonais.

Agassiz reconnut, à contrecœur, qu’il ignorait tout de ce mouvement.

— Eh pien, le messianisme bolonais fut brobagé surdout bar Andrei Towianski qui, exilé, fécut jusqu’en 1842 à Baris, dont l’Archefêque le fit expulzer gomme vaudeur de drouples, ainzi que der poète Adam Mickiewicz. Ils vormèrent une organization abbelée Der Vork de Dieu, qui soudenait que la Bologne était der «Christ des nations », dont les souwrances defaient zaufer doude l’humanidé. En réalité, Towianski drafaillait avec un Mariniste, der beindre Joseph Olesciewicz.

— Je ne vois toujours pas en quoi ce galimatias polonais concerne votre fétiche volé.

— Ach, c’est zimble. Košciuszko a endendu barler tu vétiche und, gombrenant sa buissance bodentielle, a técité d’essayer de l’opdenir, tans l’esboir de s’en zerfir pour lipérer son beuble. Mes zources m’ont tit qu’il est, en ce moment, tans le Massachusetts.

— D’accord. Cela semble invraisemblable, mais je dois supposer que vous connaissez les pions de cette affaire. Quel est l’autre ?

— Ach, celui-là, c’est Hans Bopp !

— Le philologue allemand de l’Université de Berlin qui collabore avec les Frères Grimm ? C’est ridicule ! Je l’ai rencontré et c’est un érudit d’un caractère modéré...

— Non, le fotre, c’est Franz Bopp. Hans est zon vrère, und une chirafe d’une audre couleur ! Hans est à la tête de la bolice zecrède de Frétérick, fotre brodecdeur brussien, et le meurdrier de blus d’innocents que la dyphoïde und la vièvre chaune réunies ! De blus, c’est le ternier surfifant des Chefaliers teutoniques !

— Tiens ! Eux, j’en ai entendu parler. Et je sais, de source sûre, qu’il n’y a plus de Chevaliers teutoniques. En pratique, ils ont disparu en 1525, quand Albert de Brandebourg accepta la Réforme. Mais je crois que quelque chose appelé l’Ordre teutonique existait encore il y a quelques dizaines d’années...

— Ach, c’est ce que dout le monte croit ! Mais la férité, c’est que dous les Chefaliers n’ont bas accebdé la técizion d’Alpert. Lui tonnant l’édiquette invamante de draîdre, cerdains ont gardé les anziens fœux brêdés turant les Croisades, und vormé un noyau caché de leur organization. Ils n’ont chamais apantonné l’itée de reconguérir la Brusse, qui afait été à eux. La mort und la désaffection n’en ont laissé qu’un, Hans Bopp. Und, maintenant, il groit foir le moyen de réalizer le rêfe zéculaire, zous la vorme du zexe gonzerfé dans le finaigre, de Zaartjie.

Agassiz jeta des regards inquiets autour de lui, mais Jane n’était pas là.

— Je vous en prie, surveillez votre langage ! Je sais que votre « épouse » est une sauvage, mais il y a une autre femme dans la maison, même s’il s’agit d’une domestique.

Cezar lui fit un clin d’œil.

— Bour tire frai, les vemmes sont bires gue les hommes tans ce tomaine. Mais nous nous écardons de notre suchet. Bopp est aussi en Amérique. Il a confaincu zon roi qu’il est zur la biste de Košciuszko  – und en féridé, il tédeste dous les Bolonais, à cause de la tévaite invligée aux Chefaliers, à Dannenperg, en 1410  –, mais en vait, il a l’indention de s’embarer du dalisman bour lui-même !

La tête d’Agassiz lui tournait.

— Laissez-moi résumer ce que vous m’avez dit. Un sorcier hottentot, possesseur d’une relique magique qui doit être activée quelque part dans mon pays adoptif, est poursuivi par un métis irlando-polonais et un Croisé médiéval que nous devons vaincre afin de récupérer la relique les premiers.

— Brécizément !

Agassiz regarda le grand gaillard en plissant les yeux.

— Comment avez-vous appris tout cela, alors que vous vivez au bout du monde ?

— Ach, Brovezeur Agassiz, che ne zuis pas ztubide, und guand les éfénements ont des rébergussions zur moi und zur mon bays, ch’essaie d’abbrendre dout ce que che beux. Chust barce gue che fis au nord de la Cafrerie, n’allez bas imachiner que che sui goubé de doute invormation. Ce monte n’est blus aussi faste qu’afant. Quand un steamer beut draferser der Atlantique en dix-neuf chours, quand die coins les blus zompres du monte gom-mencent à êdre illuminés bar der lambes à arc de la zcience, gomme boussé à l’afant-garte bar des hommes aussi prillants gue fous... eh pien, même un zimple vermier comme le fieux Chacob Cezar beut abbrendre ze qu’il doit zafoir.

Agassiz se gonfla comme un pigeon (Columba fas-ciata).

— C’est vrai. En tirant le monde de son ignorance, les gens comme moi accomplissent une œuvre inestimable... Vous savez, je vous prends pour un homme raisonnable, Jacob. Pourrions-nous discuter de l’éthique de la pureté raciale... ? Je vois que non. Eh bien, peut-être vous laisserez-vous fléchir un jour. En attendant, je suppose que nous allons être très occupés.

Agassiz fit sortir Jane de la cuisine en poussant un cri impérieux, son mode de commandement habituel. Elle se présenta, le visage empourpré.

— Mon Dieu, monsieur, je voudrais que vous parliez à M. Desor, à propos de sa très vilaine langue ! Les histoires qu’il me raconte... Je sais qu’elles sont vraies, mais ce n’est pas décent pour une dame de les entendre. Par exemple, savez-vous que la baleine mâle a un membre de trois mètres de long ?

Cezar fit un clin d’œil à Agassiz, comme pour lui dire : « Fous foyez, je fous l’afais dit ! » Cela agaça le savant.

— Je vous en prie, mettez fin à ce bavardage trivial ! Jane, laissez vos corvées habituelles, ce matin, car nous avons une tâche démesurée à vous confier. Regardez bien cette... cette créature tribale. Il faut la baigner et l’habiller afin qu’elle puisse circuler dans les rues de Boston.

— Très bien. A-t-elle un nom particulier ?

Agassiz balaya la question d’un geste.

— Bah ! Cela n’a pas d’importance.

Cezar ne mâcha pas ses paroles.

— Pien zûr que cette tame en a un. Zon nom est Dottie.

— Oh, comme c’est joli ! J’ai une cousine qui s’appelle Dottie, là-bas, à Letchworth. Eh bien, Dottie, aidez-moi à faire bouillir de l’eau, et nous sortirons la vieille baignoire en fer.

— Jacob, retirons-nous dans mon bureau et laissons Jane à sa redoutable tâche. Il faut que nous discutions de nos plans et de nos méthodes.

Dans le studio, Agassiz allait exposer les limites de sa coopération lorsqu’il fut devancé par Cezar.

— Bourquoi, Louis, êtes-fous si cruel afec mine ébouze ? Fous ne foyez bas que Dottie est aussi zenziple et zenzée que fous et moi ? Elle gombrend un beu l’anglais, fous zafez, und même si elle ne beut bas fous zuifre mot bour mot, elle beut zendir fos émotions und êdre plessée. Beut-être si fous gonnaissiez zon histoire...

« Dottie est née un an afant que za mère barte bour l’Eurobe und vut gonviée aux zoins de za dande. Cette femme afait édé mine nounou.

Agassiz réprima un frisson. Il devait exercer dans toute son ampleur cette maîtrise de lui qui l’avait rendu capable d’étudier toute la nuit pendant que ses camarades hantaient les brasseries de Munich...

— Ch’afais cinq ans à l’éboque, und mine bère édait barti und mine mère édait morde d’une morzure de zerbent, che fus une vois engore gonvié à ma nounou. Dottie et moi afons édé élefés comme des frère et zœur.

« Un chour, ch’afais dix ans und Dottie cinq, nous édions en drain de chouer brès de la rifière Breede quand, glissant sur une perge esgarbée und archileuze, che sui dompé tans la rifière, en blein tans un droubeau de zie koes, que fous abbelez hippos. Les mères, benzant que ch’addaquais leurs cheunes, ze brécibidèrent zur moi, me boussant zous l’eau.

« Chust gomme che m’envonçais bour la droizième vois, guelgue chose me tabota la dêde. Instinctifement, che m’y aggrochai.

« C’était une pranche que Dottie afait apaissée fers moi. Che bus m’en zerfir pour grimber sur la rife.

« De ce moment où elle m’a zaufé la fie, ch’ai su que che l’ébouserais un chour. Und, c’est ce que ch’ai vait.

« Che lui ai tonné la meilleure étucation bossible. Elle barle, lit et écrit le hollantais, le français und za langue madernelle. Elle a drafaillé zon anglais turant le foyache et en est arrifée au boint où elle est brêde pour der bremier folume des Eclectic Readers de McGuffey[15]. En tébit de zon abbarence exdérieure que fous boufez droufer reboussante, c’est une vemme indelligente und éfeillée, aussi tigne de resbect que fotre brobre vemme.

L’allusion à Cecile  – semblable à un coup sur une meurtrissure  – fut la goutte qui fit déborder le vase. Entre ses dents serrées, Agassiz riposta.

— Herr Cezar, vous seriez bien avisé de ne plus jamais vous permettre d’utiliser familièrement le nom de mon épouse, surtout comme l’un des termes d’une équation aussi odieuse. C’est assez que je tolère la présence de votre conjointe barbare dans ma maison. Il ne faut pas me demander que je lui accorde un statut égal à celles que le Créateur a formées à Sa véritable ressemblance.

Cezar leva les bras en l’air.

— Ach ! Fotre dêde est blus ébaisse que celle d’un élévant, und fotre cœur plus tur qu’un tiamant de mine bays ! Che ne tiscuderai blus, Brovezeur Agassiz. Mais redenez pien mes baroles : un chour, fous en fiendrez à recretter fos préchuchés.

Agassiz tira sur sa veste comme s’il lissait ses plumes.

— En tout cas, nous opérerons selon mes conditions ou pas du tout.

— Gomme fous foudrez.

— Très bien. Vous devez comprendre que j’ai tout un programme de recherches scientifiques que je ne peux abandonner juste pour mener cette quête improbable que vous me proposez. Je vais m’enquérir discrètement auprès de mes connaissances et de mes relations professionnelles pour savoir où se trouve ce vaurien, T’guzeri, et peut-être me risquerai-je à vérifier quelques pistes, si elles coïncident avec l’une de mes différentes collectes de spécimens. Vous opérerez surtout de votre côté, mais je vous permettrai d’utiliser mon nom en guise de référence, ce qui est loin d’être insignifiant.

— Oh, Brovezeur, c’est un brifilèche.

— Ce n’est rien. Vous avez parlé d’un endroit de cette région possédant certaines qualités uniques qui, du moins votre sorcier le croit-il, faciliteraient ses rituels. Où est ce lieu ? Il est évident qu’en le surveillant, nous mettrons vite la main sur le voleur.

— Eh pien, che ne le zais bas exagdement. Ch’esbérais que fous pourriez m’aiter à le drouver. Beud-êdre gue si che fous le técrifais... C’est un de ces boints où la fie est gonsdamment créée...

Agassiz sauta sur ses pieds.

— Que dites-vous là ! En êtes-vous certain ?

— Ja, audant gue che buisse êdre zûr de guelgue chose.

Il y avait, en Autriche, deux théories sur l’origine de la vie sur Terre. Selon l’une, la vie serait apparue d’une façon mystérieuse en un unique instant, dans un berceau inconnu, et se serait par la suite répandue sur tout le globe. Les défenseurs de cette thèse  – des gens crédules, il va sans dire, au nombre desquels on comptait Asa Gray, Joseph Hooker et Charles Lyell  – défendaient aussi une vague théorie de l’«évolution » (expliquée au mieux dans des œuvres épiques : la Zoonomia d’Erasmus Darwin et l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres de Jean-Baptiste Lamarck) qui estimait qu’une créature pouvait, au cours du temps, par on ne savait quel processus, devenir réellement une autre !

Agassiz, lui, appartenait à celle, rationnelle, qui soutenait que le Créateur avait fait naître toutes les espèces et toutes les races séparément et pleinement formées, chacune dans son propre pays. Quant à l’«évolution »... Eh bien, les fossiles révélaient clairement qu’une créature ne se transformait pas en une autre, mais que toutes les espèces disparues étaient mortes dans différentes catastrophes, après quoi de nouvelles avaient jailli des mêmes sources de la création.

Et maintenant, voilà que Cezar semblait affirmer que l’une de ces sources primordiales sacrées  – peut-être celle même dont le Peau-Rouge, l’oppossum (Didelphys virginiana) et le maïs (Zea mays) étaient sortis  – existait dans le Massachusetts !

Marchant de long en large d’un air excité, Agassiz déclara :

— Votre quête devient à mes yeux plus pressante que jamais, maintenant que j’en perçois toute l’ampleur. Si je pouvais identifier catégoriquement cet Omphalos américain, mon nom serait connu d’âge en âge !

Cezar parut écœuré et Agassiz se hâta d’ajouter :

— Oh, bien sûr, je serais très heureux de rendre son fétiche au musée de l’Homme. Je viens de comprendre combien j’ai trop hésité à vous aider dans votre quête, Jacob. Mais ma décision est prise ! Vous pouvez compter sur ma totale coopération ! À nous deux, nous allons pincer ce sorcier de tribu en moins de rien.

— Ce n’est bas bayant d’edre brézombdueux, Brovezeur. N’oupliez bas que nous afons tes rifaux tans cette boursuide.

— Un sans-culotte[16] aux yeux égarés et un martinet [17] entiché de mythe ? Ne me faites pas rire ! Quelle chance ont-ils contre un génie scientifique suisse ?

— Ja, c’est ce gue fotre Naboléon a dit afant Faderloo...

— Allons voir si Jane a réussi à rendre votre Hottentote supportable pour des yeux civilisés. Je suggère que nous gardions votre vraie nationalité secrète, afin que T’guzeri n’apprenne pas que l’un de ses compatriotes est sur ses traces. Nous dirons aux gens que vous êtes un grand propriétaire terrien de la Guinée hollandaise et que Dottie est une esclave affranchie. Cette ville est un foyer ardent de sentiments abolitionnistes et ce genre d’histoire encouragera forcément les sympathies.

En entrant dans la cuisine, Agassiz et Cezar découvrirent un spectacle stupéfiant.

Dottie avait échangé son costume d’indigène pour une robe américaine à la dernière mode. Elle était coiffée d’un bonnet à bride en forme de seau à charbon qui soulignait assez pertinemment la couleur de son visage. Elle portait une jupe en taffetas marron glacé ornée d’un fichu de tulle brodé sur une large crinoline dont les dimensions extravagantes dissimulaient totalement l’attribut postérieur dont la nature l’avait dotée. De hautes bottines lacées complétaient l’ensemble.

S’affairant sur les derniers détails, Jane et Dottie chuchotaient et riaient ensemble. En apercevant les hommes, elles éclatèrent toutes deux d’un fou rire, ponctué par les étranges cliquetis de Dottie.

— Allons, Jane, dit sévèrement Agassiz. Qu’y a-t-il de si drôle ?

Cette réprimande ne fit que provoquer une hilarité encore plus grande. Cependant, pour finir, les femmes se calmèrent suffisamment pour que Jane puisse dire :

— Oh, professeur, c’est seulement que cette crinoline est rendue rigide par des os de baleine !

— Alors, dites-moi, je vous prie, ce qui rend les os de baleine si réjouissants ? Et attention, n’ayez pas encore une de vos effronteries à la bouche !

Mais cette tournure de phrase malheureuse fit tellement rire les femmes aux larmes que le savant n’en put tirer aucune réponse.

4
Ce que le facteur apporta

Depuis que, à l’âge de quinze ans, il avait brossé dans son journal un tableau de sa future carrière, Agassiz n’avait jamais connu d’échecs  – ou jamais admis leur existence. Certains événements, il est vrai, s’étaient par la suite déroulés d’une manière qui ne semblait pas totalement satisfaisante. Son mariage, par exemple. Mais il avait toujours su y voir un succès partiel, ou adopter une perspective qui lui permettait de tirer d’une noire défaite une victoire radieuse. Jamais il n’avait été obligé de reconnaître son incompétence, de réellement proférer ces paroles : « J’ai échoué. »

Cependant, cette lamentable occasion paraissait sur le point de se présenter. Et bien qu’il rechignât à l’admettre, il avait trouvé un domaine dans lequel il semblait ne posséder aucun savoir-faire : l’investigation.

Il avait cru, avec une certitude absolue, qu’il lui suffirait d’appliquer son immense intelligence au problème du fétiche disparu pour conduire Cezar tout droit à l’abominable sorcier hottentot, T’guzeri. Après tout, l’art de mener une enquête n’était qu’un pâle cousin de la science. Dans les deux cas, on se trouvait devant une collection hétéroclite de faits apparemment sans aucun rapport dont il fallait tirer une explication les recouvrant tous, et qui permettrait de prédire ou d’extrapoler les actions de son gibier, qu’il s’agisse d’un homme ou d’un atome. Le savant qui avait lu dans les roches rainurées de la vallée du Rhône l’ancienne présence des glaciers serait certainement capable de suivre la piste maladroite d’un nègre primitif.

Et pourtant...

Agassiz avait insisté pour que, avant de jeter leur filet au loin, ils rayent définitivement la cité de la liste des refuges éventuels de T’guzeri. En tant que pivot du Commonwealth, Boston devait attirer le sorcier, même si ce n’était pas le vrai Lieu Cosmogonique où, pour finir, il accomplirait son rituel nécromantique.

Aussi, Cezar et le naturaliste avaient-ils, pendant deux jours, passé au peigne fin les rues de la ville, tortueuses comme des sentiers ruraux. Ils étaient accompagnés, dans leurs recherches, par une Dottie silencieuse quoique vigilante et fouinarde, dont les traits simiesques et d’un noir d’encre, rendus plus incongrus encore par son accoutrement occidental, attiraient les regards appuyés et les sifflements du bas peuple.

Le trio avait mené son enquête dans différentes couches de la société, traquant toute information concernant un Bochiman à demi nu, portant un morceau d’anatomie féminine conservé dans l’alcool.

Ils commencèrent par les contacts qu’Agassiz entrenait sur les quais, estimant que T’guzeri avait dû venir de France dans un bateau, de commerce ou d’autre chose. Dans cet espoir, ils rendirent même visite aux chantiers navals, non loin de la fondation du savant, dans les quartiers est de Boston, où Donald McKay construisit de splendides clippers comme le Flying Cloud et le Sovereign of the Seas, qui dominèrent le commerce entre la Californie et la Chine. Mais aucun des hommes auxquels ils parlèrent n’avait vu le Bochiman.

Embarquant sur un ferry, ils arrivèrent à Long Wharf et à son stupéfiant entrepôt en brique de trois étages et de six cents mètres de long. Mais là, entre les filets de pêcheurs en train de sécher, les goélettes, les trois-mâts et les sloops à l’attache, ainsi que l’unique yacht venu de Newport qui dansait fièrement sur l’eau comme un paon (Pavo cristatus) parmi des poules (Gallus gallus), ils firent chou blanc.

Forcés de supposer que le magicien malin avait accosté ailleurs sur la côte Est, ils se tournèrent vers les gares et les stations de diligence, questionnant les porteurs et les vendeurs de billets, les marchands, les clochards et les gamins des rues. Sans succès.

— Zubbosons que D’guzeri ait foyagé fers l’indérieur dans l’un de ces pateaux dirés par des chefaux ?

— Une péniche ? Enquêtons.

Mais une fois de plus, nul ne put fournir d’informations concernant le sorcier.

Les trois limiers inspectèrent, en vain, les rangées de maisons en bois de South End bourrées d’immigrants.

Supposant que T’guzeri s’était peut-être servi de sa petite taille afin de se faire passer pour un enfant, ils visitèrent le Foyer des Petits Vagabonds et de nombreuses écoles gratuites. Il n’y avait pas d’Hottentot parmi les pupilles et les écoliers.

Ils poursuivirent leur enquête auprès des trente «sociétés de bienfaisance, utiles et charitables », de la cité, sans aucun succès.

Désespérés, ils se rendirent à l’asile d’aliénés de Boston, au cas où T’guzeri aurait été arrêté et enfermé chez les fous. Les gros rires des pensionnaires rappelèrent douloureusement à Agassiz le fiasco que Desor lui avait infligé au Bedlam College. Malheureusement, aucun de ces crétins n’était un Bochiman.

Ils se trouvaient dans une impasse.

— Mon raisonnement était impeccable. J’étais certain que le coquin se cacherait dans la cité où sa présence passerait plus aisément inaperçue...

— Ach, ch’aurais tû conzulfer guelgu’un qui afait de l’exbérience en ce tomaine. Comme, beut-êdre, cet écrifain, Edgar Boe. Guelgu’un cabaple de créer un bersonnache comme cet Auguste Tubin[18] bourrait rézoutre ce zimble mysdère.

— Ne me faites pas rire ! Ce journaliste n’est qu’un rêveur alcoolique, avec son histoire de terre creuse[19] et le reste. Et puis sa moralité est abominable. On l’a pratiquement embarqué de force dans un train pour l’expulser de cette ville.

— Et bourdant...

Ainsi frustré, Agassiz se tourna vers son réseau de correspondants sur le terrain, des hommes et des femmes, amateurs et professionnels qui, après l’avoir entendu parler, s’étaient engagés dans la grande et glorieuse Armée de la Science. Il recevait d’eux chaque jour des paquets de curiosités naturelles intéressantes, lesquels colis, parfois visqueux et puants, quelquefois bourdonnant, coassant ou cliquetant encore, étaient une source d’inquiétude pour Jane, chargée de recevoir le courrier.

Après deux jours infructueux, Agassiz avait expédié la même lettre à chacun de ces correspondants :

 

Ami estimé de la Philosophie naturelle,

Votre humble Professeur vous demande de garder tous vos sens en alerte pour un vrai rara avis ! On m’a rapporté que des indigènes africains de l’espèce hottentote avaient été vus dans ces régions, peut-être détournés de leur chemin durant quelque migration océanique naturelle et apportés jusqu’à ces rivages septentrionaux. Je paierais le double de la prime habituelle si vous étiez assez aimable pour m’envoyer des informations dignes de confiance sur de tels spécimens. Bien entendu, le mieux serait encore que vous puissiez les attraper, et alors vous pouvez être certain que je paierais tous les frais de leur expédition rapide, et vous réglerais le fourrage qu’ils auraient pu consommer.

Bien à vous en solidarité taxonomique,

Louis Agassiz.

 

Voici que l’on frappait avec hésitation à la porte du bureau d’Agassiz. Ah, ce devait être Jane avec le courrier de l’après-midi. Peut-être y aurait-il déjà une réponse ou deux des correspondants les plus proches.

— Entrez.

On tripota maladroitement la poignée, puis la porte s’ouvrit à la volée, poussée d’un coup de pied, et heurta bruyamment le mur.

Jane entra en chancelant ; ses bras étendus étreignaient tant de paquets qu’on ne voyait pas son visage. Elle avança en titubant vers une desserte mais, à mi-chemin, poussa un cri haut perché et laissa tomber tous ses fardeaux.

— Quelque chose m’a mordue !

Se pâmant sur le divan, Jane se mit à pleurer.

Agassiz se hâta de refermer la porte, puis vint s’asseoir à côté de la jeune fille.

— Allons, allons, ma chère, où avez-vous mal ? Montrez cela à papa Agassiz.

Jane déboutonna le col droit de son chemisier, bien plus bas que la clavicule.

— Là. Regardez, c’est tout rouge !

— La peau n’est pas entamée, Jane. Ce n’était probablement que le coin pointu d’une boîte. Vous êtes trop impressionnable, ma chère. Laissez-moi calmer cela d’un baiser...

Comme Agassiz baissait la tête vers le sein de Jane, la porte s’ouvrit sans avertissement. Le savant sauta sur ses pieds et la jeune fille se hâta de reboutonner son vêtement.

C’était Desor. L’Allemand mielleux lorgna son patron d’un air entendu et tenta de relever l’extrémité de son insignifiante moustache. Il ne réussit qu’à arracher plusieurs poils mal enracinés qu’il ne pouvait pourtant s’offrir de perdre.

Agassiz se força à réprimer sa colère. Cela n’aurait pas paru bienséant d’accorder une importance exagérée à cette interruption.

— Edward, je préférerais qu’à l’avenir vous vous annonciez. Et si j’étais engagé dans une activité privée ?

— Je pense que vous l’étiez.

— Absolument pas ! Jane m’apportait le courrier et avait décidé de se reposer un peu. Allons, qu’avez-vous à me dire ?

— Mon cousin Maurice est arrivé et il souhaite vous voir.

— Arrivé ? Il y a seulement trois jours, vous m’aviez dit qu’il s’était embarqué. S’agirait-il d’un progrès nautique dont je serais ignorant, si invraisemblable que cela puisse être ?

— Je ne souhaitais pas que vous vous inquiétiez de sa sécurité, aussi ai-je retardé le moment de vous parler de sa traversée jusqu’à ce qu’il soit presque arrivé.

— Ha, ha ! Je crois que vous avez voulu me présenter la chose comme un fait accompli[20]! Eh bien, dites à Maurice que pour être reçu par moi, il devra attendre que je dispose de plus de temps. Vous n’avez qu’à le mettre au travail pour qu’il gagne son gîte et son couvert. Étant donné ses compétences, peut-être que nettoyer les écuries constituerait la corvée la plus adéquate...

— C’est absurde ! Maurice est un gentleman. Je vais lui faire monter des papillons.

Desor partit avant d’avoir pu recevoir un contrordre.

Agassiz se glissa vers Jane, maintenant debout et prête à se retirer. Il fourra le nez dans ses cheveux.

— En parlant de monter, cela me rappelle quelque chose...

Jane gloussa.

— Bonté divine ! Ne me faites pas rougir, monsieur ! Du moins, pas avant ce soir...

Après le départ de Jane, Agassiz récupéra son courrier resté sur le sol et commença à l’ouvrir. Une lettre de son plus fidèle correspondant anglais, un certain C. Cowperthwait qui, normalement, aurait bénéficié de la priorité, fut mise de côté.

Un seul message concernait ses recherches. Agassiz ne reconnut pas le nom de l’envoyeur, car ce n’était pas l’un de ses correspondants réguliers.

 

Messieurs,

J’ai entendus dire que vous cherchié un nègre à vous qui s’aitait enfuit. J’en ai un issi, je suis tomber sur lui quand il s’enfuyais au Canada. Peut-aitre que c’est le votre. Je vous envois un gage, par lequel vous pourrez peut-aitre dire. Si c’est le cat, je vous serai obligé de venir le prendre, car il n’est pas en étas de voyagez. De l’or, pas de billets.

Votre,

Hosea Clay.

 

Agassiz ouvrit le petit paquet qui accompagnait la lettre de l’illettré.

Il y trouva une oreille d’homme noir, encroûtée de sang séché, à laquelle adhéraient quelques cheveux crépus. Agassiz lâcha aussitôt la boîte, l’oreille en jaillit et resta sur le tapis d’un air accusateur.

Mon Dieu ! Dans quelle brutalité contagieuse ces hommes blancs finissaient par sombrer à force de vivre côte à côte avec des Noirs ! Quelle terrible tragédie que ce mélange des races ! Tout le pays en était souillé et le demeurerait jusqu’à la fin des temps. Dieu merci, lui, Agassiz, n’avait aucune responsabilité dans cette désolante histoire, en vertu de sa naissance en Suisse et de ses conceptions scientifiques...

Il récupéra l’oreille, avec une paire de grosses pinces à épiler, et la confia, avec la lettre et la boîte, au ventre du fourneau de Franklin. Même à cette époque de l’année, les soirées pouvaient s’avérer fraîches et un petit feu n’attirerait l’attention de personne.

La dernière lettre était de la mère d’Agassiz.

 

Très cher fils,

Tu sais que Cecile a eu à supporter beaucoup de tensions ces derniers temps, parmi lesquelles ton inévitable absence, qui n’est pas la moindre. Quand elle a commencé à passer au lit la plus grande partie de la journée, nous nous sommes attendus au pire. Le Dr Leuckhardt a maintenant rendu son diagnostic, et j’ai la douleur de t’informer qu’il s’agit de la tuberculose.

Cecile et les enfants se sont installés à Fribourg, car le Dr Leuckhardt pense que le changement d’atmosphère lui sera bénéfique, et elle s’ennuyait très fort de sa famille.

Cecile et les enfants t’embrassent. Ta femme dit qu’il ne faut pas que tu t’inquiètes, car cela ne lui fera aucun bien et ne pourrait qu’entraver tes recherches.

Avec toute ma tendresse,

Maman.

 

La lettre glissa de la main d’Agassiz sur le tapis. Des pensées et des souvenirs, des récriminations à demi formulées et des justifications grouillaient dans son cerveau torturé comme Apis mellifera dans un champ de trèfles.

Après ce qui lui parut une éternité de rêverie confuse, la porte du bureau s’ouvrit une fois de plus.

Tel un vent du nord-est, le redoutable capitaine Dan’l Stormfield entra, apportant avec lui son parfum maritime.

D’abord, Agassiz eut du mal à se concentrer sur ses dires. Puis, pour finir, il se retrouva une fois de plus captivé par le discours animé du pêcheur, qui le tira hors de sa dépression.

— Comment va, Porfesseur ! Eh ben, vous pouvez m’traiter de méduse molle, mais je vous ai pas apporté ce miraculeux espadon que j’vous avais promis. C’est comme ça. Ma femme a découvert la bestiole et se lest gardée pour elle. Vous comprenez, ça fait un an qu’elle s’acharne contre moi pour que j’iui achète une des machines à coudre nouveau genre, et je résistais, à cause du prix. Alors, quand elle a appris ce que pouvait faire c’t’espadon, elle s’en est emparée, et qu’est-ce que je pouvais dire ? Maintenant, elle le garde dans un aquarium, dans l’salon, et elle le fait trimer jour et nuit pour fabriquer, à elle et à ses amis, des trucs à la mode du Gai Paris. Le pauv’e poisson a du mal à tenir le rythme et je crois bien qu’i’va pas tarder à mourir. Alors, j’essaierai d’l’avoir pour vous, un poisson mort, c’est mieux que rien, je pense. Et en attendant, je vous apporte que’que chose de nouveau.

Stormfield passa la main sous son tricot graisseux et en tira le cadavre d’un oiseau.

— C’est un merle ordinaire, le Turdus migratorius. Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ?

Mâchouillant le tuyau de sa pipe avec satisfaction, Stormfield lui conseilla :

— Regardez-le d’un peu plus près, patron.

Agassiz prit l’oiseau. Ses plumes, au toucher, semblaient bizarres, râpeuses, écailleuses. Ses orteils étaient palmés et il avait des espèces de branchies derrière les oreilles.

— Ouaip, c’est un merle de mer, d’accord ! J’l’ai péché au filet en plein Marblehead Harbor. J’sais pas pourquoi, mais des choses bizarres comme ça apparaissent tout le temps dans ces eaux. C’est comme si elles sortaient d’nulle part...

Agassiz trouva quelques pièces de monnaie.

— Très bien, je vous achète ce « merle » pour le disséquer. Mais si je découvre que c’est un autre spécimen fabriqué, vous aurez une sévère réprimande.

— Aussi sûr que Santa Anna avait une jambe de bois, c’t oiseau est un au-thym-tique poisson. Ou le contraire ?

Après avoir mordu les pièces, Stormfield, sur le point de partir, s’arrêta, visiblement alarmé par quelque chose qu’il venait d’apercevoir par la fenêtre du bureau.

— Porfesseur, ce chaland que vous avez là, mouillé à vot’quai, on dirait qu’i’brûle !

— Comment ? Que dites-vous ?

Agassiz se précipita. Le capitaine avait raison, des nuages de fumée bleue sortaient de la cabine du Sie Koe, où Cezar et Dottie s’étaient retirés pour un bref repos « und un demps de révlexion ».

Sortant en courant de son atelier avec Stormfield sur ses talons, Agassiz eut la présence d’esprit de détacher de son crochet, près de la porte de derrière, un seau à incendie en toile.

Arrivé sur le petit quai, il le remplit d’eau de mer et franchit en courant la passerelle du vaisseau sud-africain.

— Tenez bon, braves marins, les secours arrivent ! cria Stormfield.

Le pêcheur passa le premier, comme un boulet de canon, ouvrant d’un coup d’épaule la porte de la cabine, laissant Agassiz jeter le seau d’eau dans la pièce pleine de fumée.

Un hurlement se fit entendre.

— Mine Gott, qu’est-ce gue c’est gue cet avvront ? !

La porte ouverte et la source de cette fumée âcre apparemment éteinte, la cabine commença à s’éclaircir. Au bout d’une seconde ou deux, Agassiz put voir une scène ingénue.

Jacob Cezar était assis dans un rocking-chair, la fidèle Dottie blottie comme un animal à ses pieds. Tous deux tenaient des pipes à long tuyau, maintenant éteintes.

— Un homme et za vemme ne beuvent bas vumer en baix zanz addirer zur eux un zegond Téluche ?

— Nous pensions qu’il y avait un incendie... bredouilla Agassiz.

— C’est riticule. Cédait chuste une bibe ou deux de dacka, bour calmer les nerfs et zdimuler der cerfeau.

— Du tacha ?

— Non, dacka ! Fous fous rabbelez ce que che fous ai dit, le bremier zoir, gue D’guzeri se zerfirait d’une herpe pour actifer le vétiche ? Eh pien, cette herpe, c’est le dacka, qui bousse dans mine bays. D’guzeri toit drember der vétiche dans une invuzion de dacka bentant teux mois afant de boufoir brononcer ses incandations. C’est bourguoi che zais qu’il ne l’a bas encore udilisé. Mais der demps arrife à za vin. Che bense qu’il ne nous resde blus qu’une zemaine ou teux.

— Qu’est-ce exactement, ce dacka ? En avez-vous un échantillon ?

— Zûr, ch’en ai blein. Foilà.

Agassiz examina l’herbe qu’on lui tendait et la reconnut aussitôt.

— Tiens, c’est simplement du chanvre indien, le cannabis sativa. Qu’a-t-il de si spécial ?

— Ach, le dacka est divvérent selon le bays, selon le zol, la bluie, le zoleil, etc. Bar exemble, en fenant ici, che me suis arrêdé à la Chamaïque, und ch’ai trouvé que ce qu’ils abbellent le ganja est dout à vait unique. Pourdant, zeul le dacka africain zerfira à acdifer der vétiche.

Le capitaine Stormfield prit la parole.

— Vous prétendez que cette herbe-là est une sorte de remède de charlatan, bon pour ce qu’on a ?

— Zûr ! Fous foulez en vumer un beu ?

— Ça me gênerait pas d’essayer.

Stormfield se mit à bourrer sa pipe.

— Et fous, Louis ? Ch’ai une bibe de blus ici, guelgue bart.

Agassiz repoussa l’offre d’un geste plein d’impatience.

— J’ai des choses plus importantes à faire cet après-midi que de rester là assis dans le cercle, comme un Indien Peau-Rouge, à faire passer le calumet de la paix. Il faut que je rende visite à mon mécène, Lowell, pour raisons personnelles. Je compte vous voir au dîner où nous discuterons de ce qu’il nous va falloir faire.

— Ja, gand fous m’afez inonté, guelgue chose allait me fenir à l’esbrit, au suchet de l’entroit où se trouve D’guzeri. Che fais essayer de le redroufer.

Le capitaine Stormfield, ayant inhalé plusieurs énormes bouffées, parut plus animé et plus loquace que de coutume.

— Alors, vieux chien de mer, vous venez d’où, vous et votre corneille de dame ?

— Der cab de Ponne-Esbérance.

— Et vous avez piloté vous-même ce brick tout du long ?

— Bas gu un beu.

— Eh ben, c’est une belle navigation à la voile peu commune. Dites-moi, quelle sorte de sextant préférez-vous ?

— Ach, ch’udilise un fieux Hadley pritannique gue mine bère ma laissé...

Agassiz quitta les deux marins plongés dans leur discussion. Après s’être changé pour revêtir sa meilleure redingote et se coiffer d’un superbe chapeau en poil de castor, il prit le chemin de la maison de John Amory Lowell, son riche bienfaiteur.

John Amory Lowell appartenait à l’aristocratie américaine et, bien que ce milieu ne fût pas exactement au niveau des Rothschild, ses membres étaient très bien nantis : Lowell possédait toute une ville de filature qui portait le nom de sa famille. Celle-ci formait, avec quatorze autres clans, une société appelée les Associés, dirigeants occultes de Boston qui habitaient le quartier chic de Tontine Crescent. Les Associés contrôlaient vingt pour cent du filage du coton en Amérique, trente-neuf pour cent du capital des assurances dans le Massachusetts et quarante pour cent des ressources bancaires de l’État.

Cependant, comme tous les parvenus, ils étaient très désireux d’afficher leur distinction intellectuelle et leur «goût ». C’était cette envie ardente de devises culturelles qu’Agassiz avait su si adroitement exploiter.

Lowell vivait sur Beacon Hill, d’où l’on voyait le siège de la législature de l’État, dans une élégante maison de Park Street, conçue par le célèbre architecte Charles Bullfinch.

C’était vers ce domicile luxueux qu’Agassiz portait ses pas maintenant. Il passa sans se presser devant l’architecture variée de la cité, devant les demeures toutes neuves de Tremont Street dont les fenêtres en saillie allaient lancer une nouvelle mode, devant les maisons en brique plus anciennes, peintes dans la bande spectrale des rouges et des oranges, rose saumon pâle, et même pourpre-noir, et devant beaucoup de constructions dans le rude «style-granit de Boston ». Il passa devant le bâtiment en bois, de style gothique, qui abritait le magasin de vêtements d’Oak Hall, la grande épicerie de Batchel-der and Synder, et le Boylston Market.

Plusieurs vachers, attirés par la foire de Brighton Market, assis à la terrasse de l’Exchange Coffeehouse, discutaient des plus belles qualités des bouvillons. Des attelages défilaient bruyamment de tous côtés, et le commerce de la florissante cité  – centre ferroviaire d’une douzaine de lignes et carrefour d’autant de routes à péages  – s’effectuait avec fièvre, comme si le monde entier en dépendait.

Des affiches sollicitant des volontaires pour la guerre du Mexique, actuellement dans sa deuxième année, s’étalaient partout. (Les désertions étaient fréquentes, comme le rapportait l’Evening Traveler, certains des soldats, récents immigrants, passant du côté mexicain !)

 

Hommes de Boston !! !

Le Président Polk sonne l’appel aux armes !

Ralliez-vous au vaillant, au hardi, Général Taylor Cœur-de-lion !

Il vous mènera à la victoire et à la gloire contre les infâmes Hispaniques !

Contribuez au rattachement du Texas à l’Union !

Une solde de 7 dollars par mois !

Une prime de démobilisation !

24 dollars et 160 arpents de terre à la frontière !

(Condition préalable au bonus : avoir tous ses membres et une constitution saine)

(La terre peut comporter des Indiens)

 

Agassiz arriva à la demeure de Park Street et fut introduit par un domestique. Tandis qu’il attendait dans le petit salon surchargé d’ornements, il eut à peine le temps d’admirer les bibelots disposés sur la desserte en acajou italianisée, et de tourner une page ou deux du dernier numéro de Gleason’s Pictorial, avant que Lowell, un homme mûr, trapu et plein d’assurance, habillé simplement, fasse son entrée.

— Professeur Agassiz, quelle agréable surprise ! Veuillez excuser mon manque d’empressement, mais je parlais affaires avec le maire, Quincy. Lui et moi, nous sommes d’accord... Cette fichue cité a besoin de s’agrandir ! Les marais et les laisses de vase représentent beaucoup d’arpents perdus. Il y a rien que de foutus oiseaux, des poissons et des plantes ! C’est intolérable ! Une fois la station hydraulique du lac Cochituate terminée, nous comptons voir doubler la population de la ville ! Même le remblai que nous avons tiré de Beacon Hill et de Pemberton Hill n’a pas fourni assez de terre pour cela ! Je pense que nous démantèlerons ensuite Fort Hill pour combler le Vallon. Il y a plus qu’assez de baudets d’Irlandais pour ça ! Mais, il ne faut pas que ces damnés requins de propriétaires terriens aient vent de nos projets, sinon ils feront monter les prix. Alors, motus et bouche cousue ! Bon, que puis-je faire pour vous ?

Agassiz exagéra son charmant accent.

— Sir Lowell, vous savez que la nouvelle chaire de Harvard a été créée par votre confrère, sir Lawrence ?

— Bien sûr, bien sûr. Et alors ?

— Eh bien, j’imagine que vous, mon bienfaiteur, auriez intérêt à m’aider à obtenir ce poste. S’il allait à l’un de ces barbares, Rogers ou Hall, cela ne refléterait guère la pénétration dont vous avez fait preuve en me soutenant, moi, le modèle de la science européenne. Vous êtes d’accord ?

— Mon Dieu, oui ! Ce travail doit vous revenir. Que peut bien foutre Lawrence s’il envisage quelqu’un d’autre ? Je vais lui tordre son foutu bras...

— Oh, non, sir Lowell, rien d’aussi drastique. Il ne faudrait pas que ce rendez-vous soit entaché du moindre soupçon d’inconvenance. Tout ce que je vous demande, c’est d’organiser une soirée au cours de laquelle je pourrais exposer mes arguments à sir Lawrence. Sûr de votre soutien, je le convaincrai que je suis le seul homme digne de ce poste.

— C’est entendu. Jeudi prochain, qu’en dites-vous ? Je ferai envoyer les invitations demain, à la première heure. On va inviter tous ceux qui sont quelqu’un dans cette foutue ville. Peut-être que vous pourriez donner une petite conférence. Pour les divertir, quoi. Traitez-moi un truc comme «l’instinct génésique ». Les coutumes d’accouplement de ces foutus sauvages, peut-être. Vous pigez ?

Agassiz grimaça. Le sujet était bien trop proche de ce qu’il vivait actuellement.

— Je m’efforcerai de distraire aussi bien que d’instruire.

— Nom de nom, ça c’est un chic type ! Buvons un putain de verre pour conclure l’affaire !

Plusieurs « putains de verres » plus tard, Agassiz rentra chez lui en titubant.

Vomir par-dessus le bastingage du ferry ne fit rien pour lui donner de l’appétit au dîner. Néanmoins, il se força à occuper la place d’honneur. Le chef d’une communauté scientifique ne devait esquiver aucun de ses devoirs. Et il craignait toujours un peu que Desor ne se mutine, s’il semblait ne plus tenir aussi fermement les rênes de la fondation.

Ce notable pénétra dans la salle à manger après que le reste de l’équipe se fut déjà assis, y compris César. (Agassiz n’aurait pas supporté que Dottie mange avec eux et il l’avait bannie à la cuisine, avec Jane.) Desor était accompagné de son cousin.

Maurice Desor ressemblait à un petit coq nain dodu, vêtu comme Brummel. Son cousin le présenta à la ronde. Le nouvel arrivant tira une chaise, s’y affala, puis se jeta sur un saladier de pommes de terre bouillies saupoudrées de persil.

Durant le repas, la seule fois où Maurice cessa de manger, ce fut pour discourir, d’un air suffisant, sur les dernières modes intellectuelles de Paris.

— Vous n’avez pas lu Marx, professeur ? Alors comment pouvez-vous vous dire instruit ? Cet homme est un génie, qui sera peut-être l’intellectuel le plus explosif de notre temps. J’ai dévoré sa Misère de la philosophie. Il travaille en ce moment sur quelque chose d’encore plus spectaculaire, avec son collaborateur Friedrich Engels. Je suppose que vous n’avez pas non plus entendu parler de lui ? Je m’en doutais. Ils appellent cela leur Manifeste communiste. Quand il sera publié, ce sera la fin du règne de la richesse et des privilèges de tous les aristocrates, qu’ils le soient de naissance ou par leurs œuvres, et de leurs lèche-bottes, tels que vous.

Agassiz donna un grand coup de poing sur la table, faisant danser la tarantelle à l’argenterie.

— Cela suffit, Desor ! Je ne suis pas le sycophante des riches, je suis un homme de science, titre bien plus noble que vous ne pouvez l’imaginer. Si vous trouvez vraiment à redire à la manière dont je gagne ma vie, je ne vois pas pourquoi vous consommez aussi libéralement ma nourriture et ma boisson.

— La propriété, c’est le vol, aussi prendre l’argent des riches n’est pas un crime.

— Peuh ! Vous pouvez sabrer la logique comme Thomas d’Aquin, mais je vous avertis  – et vous aussi, Edward  – que si vous voulez rester ici, vous tiendrez votre langue et vous montrerez du respect pour votre employeur.

Maurice murmura quelque chose qui avait tout l’air de ressembler à Après moi, le déluge[21], mais Agassiz laissa passer ce commentaire. En se levant, le savant suisse déclara :

— J’ai eu une journée difficile, j’ai reçu de pénibles nouvelles, vous voudrez bien m’excuser si je me retire tôt.

Ses quatre assistants pleins de sympathie lui ayant souhaité une nuit reposante, Agassiz quitta la table.

Cezar le rattrapa dans le vestibule.

— Louis, che bense gue ch’ai une noufelle biste zur l’entroit où ze droufe D’guzeri...

— Je vous en prie, Jacob, nous verrons cela demain matin.

— Pon. Tormez pien, und gue les fibères gornues ne fous mordent bas.

— Merci.

Au milieu de la nuit, Agassiz fut réveillé par une sensation étrange, bien qu’agréable. Après un moment de réflexion, il vérifia qu’elle venait bien de l’application de l’organe buccal de quelqu’un sur son organe de reproduction.

Tendant craintivement la main, il trouva la natte familière de Jane et se détendit.

Son orgasme fut éminemment satisfaisant, en dépit de l’image de Cecile qui clignota brièvement devant ses yeux.

Quand Jane se fut blottie contre lui, Agassiz osa lui demander :

— Vous n’avez jamais fait cela avant, ma fille. Où avez-vous bien pu apprendre...

Il se tut.

Il soupçonnait la réponse.

Mais n’avait pas envie de l’entendre confirmée.